Jérémie Bastien : « Il y aura une baisse de la demande en valeur et en volume »

Divers, Interviews — par Julien Lampin, le 22 avril 2020 (15:10)

En plus de la crise sanitaire qui dure depuis près de deux mois, une grande crise économique pointe le bout de son nez. Le monde sportif ne sera pas épargné dans les prochains mois. Pour en comprendre les tenants et les aboutissants, Sport Club a interrogé Jérémie Bastien, économiste du sport et maître de conférences en Sciences Economiques à l’Université de Reims. Cette première partie est consacrée au football, la seconde au sport plus général.

La première question est simple Jérémie, peut-on comprendre l’avis de certains, qui considèrent comme indécent de parler gros sous en ce moment ?

Evidemment, c’est compréhensible que de parler de l’économie du sport pro, je devrais presque même dire du sport business, soit décrié en ce moment. Il l’est déjà souvent en temps normal.

Vous différenciez sport pro et amateur. C’est cette distinction qui a poussé les Ligues et Fédérations à prendre des décisions décalées dans le temps sur le sort des compétitions, même si le résultat est le même jusqu’ici ?

La plupart ont réagi très vite pour le sport amateur voire semi-professionnel en indiquant que la compétition ne reprendrait pas. C’est logique pour le bien commun. Les structures qui gèrent les compétitions professionnelles continuent de prendre des précautions importantes en tentant de s’adapter au contexte. Les problématiques sont tellement importantes qu’on aurait peut-être intérêt à reprendre pour essayer de retrouver les revenus perdus durant la période de confinement. Même si la reprise semble compliquée.

« Le sport ne représente que 2% du PIB. Ce n’est pas pour autant qu’il ne faut pas le soutenir »

D’après plusieurs estimations du ministère des sports, la perte serait au moins de 25% du chiffre d’affaires pour l’ensemble de la filière sportive. C’est réaliste ?

Oui, c’est une projection confirmée par l’Union Sport & Cycle qui est représentative du sport et du sport professionnel. Mais il ne faut pas oublier que le sport représente une part infime de l’économie globale. Ca ne veut pas dire qu’il ne faut pas la soutenir. Mais ca ne représente environ que 2% du PIB.

Faisons un zoom sur le football qui est le plus populaire et avec le plus d’enjeux en France. Est-ce que le foot s’est rendu trop dépendant des droits TV ?

Le foot européen et particulièrement français est devenu télédépendant, oui. Il y a un vrai manque de diversification au sein des clubs. Ce n’est pas forcément de leur faute, ils y travaillent. Mais dans ce contexte de crise, cette hyper dépendance est d’autant plus importante. Et comme dans toute entreprise, les charges restent importantes dans un contexte de diminution d’activité. Donc les recettes (billetterie, restauration…) sont inexistantes, et les revenus télévisés sont à l’arrêt. Ils en ont déjà touché une bonne partie, mais pour certains clubs en fonction des critères de redistribution, ca représente entre 5 et 10 millions d’euros voire plus pour certains. Forcément, c’est un risque de déstabilisation du résultat net, même si, par exemple, pour le Stade de Reims, le club est bien géré.

Les instances internationales ont annoncé un aménagement du fair-play financier. Faut-il craindre cette période sans « gendarmes financiers » ?

J’aurai deux réponses à cette question. La première, c’est que le PFP touche une part infime des clubs, seulement ceux qui participent aux compétitions continentales. Si l’UEFA assouplit ses mesures, c’est pour permettre aux actionnaires d’éponger les pertes sur la ou les prochaines années. Pour les autres, il reste la DNCG qui auditionne et contrôle les clubs. C’est là où il faut se demander quelles mesure cette instance pourrait mettre en place pour soutenir ces clubs. On a beaucoup entendu parlé d’un fond de solidarité qui permettrait aux clubs de s’endetter alors que certains le sont déjà. Donc renforcer ces mesures pourrait mettre en très grande difficulté ceux qui le sont déjà.

Beaucoup s’inquiètent d’une croissance de l’écart entre les plus riches, qui ont les reins solides ou des actionnaires très riches et ceux qui sont déjà dans la difficulté…

Complètement. Dans toute période de crise, les inégalités croissent. On le constatera dans le football. Puisque tous les clubs très riches, qui sont soutenus par des actionnaires forts ou qui l’ont été, ce qui leur a permis d’avoir une solidité de leur modèle économique, pourront subir cette crise et la lisser dans le temps. Pour les autres clubs, qui ressemblent à des PME, ils auront plus de mal, parce qu’ils sont très dépendants des revenus télévisés et ont moins de revenus marchandising.

A terme, est-ce que ca peut rendre concret ce fameux mythe de Ligue européenne fermée.

C’est une question qui revient souvent. Très personnellement, je pense que la Ligue fermée est un instrument stratégique utilisé par les grands clubs pour mettre en place des mesures qui leur sont favorables. C’est surtout un moyen de pression pour bénéficier d’avantages dans l’organisation du football aujourd’hui. Je ne pense pas que cette crise changera cela. Les grands clubs n’ont pas forcément à y gagner avec une ligue fermée. On dit souvent qu’ils auraient plus de revenus. Des études montrent que ca ne serait pas forcément le cas. Mais il est possible que les grands clubs agitent à nouveau ce drapeau pour mettre en place des dispositifs qui iraient dans leur sens.

« La valeur du joueur reflète bien plus que sa productivité. »

Selon vous, c’est donc plus un outil de menace plus qu’une possible réalité ?

Il y a toujours un risque. Il suffit de regarder l’histoire. Ca avait commencé avec le G14 dans les années 1990 avec les projets de Silvio Berlusconi. A l’époque on disait que la Ligue des Champions n’était pas assez rémunératrice donc qu’il fallait créer une ligue fermée. Derrière, une réforme de la compétition a été bénéfique en terme de distribution des revenus et aussi en terme de modalité de qualification à la compétition. Depuis ce sont globalement les mêmes clubs qui y participent. Et donc régulièrement ce drapeau de ligue fermée est agité dans ce sens, et à chaque fois, des réformes sont mises en place. La dernière, c’est l’intégration dans les redistributions sur les revenus de la Ligue des Champions des coefficients de clubs qui avantage les grands clubs.

Au-delà des droits TV, il y a aussi le marché des transferts. Le trading pourrait souffrir de cette crise, et est-ce que la bulle spéculative dont on parle tant pourrait exploser ?

Déjà, on a une incertitude sur quand va se tenir le mercato. Ce qu’on devrait constater, c’est que le marché des transferts sera beaucoup moins actif que les périodes précédentes. Il y aura moins de transactions et la valeur des joueurs devrait aussi diminuer. C’est un problème pour les ligues, comme en France, qui sont vendeuses nettes de talent, et surtout pour les clubs qui forment des joueurs pour qu’ils soient performants et les revendre pour équilibrer leur budget. Rien ne dit qu’ils trouveront les acheteurs habituels.

« Le salary cap n’est pas la solution. Si on veut limiter les coûts, il faudrait plutôt jouer sur le capital des clubs »

Comment s’explique la baisse de valeurs des joueurs ?

C’est très indépendant de la valeur intrinsèque des joueurs. La valeur ne reflète pas que leur productivité. Il y a la valeur marketing du joueur, sa capacité à faire venir des sponsors ou de toucher de nouvelles cibles. Et il y a aussi sous l’effet des droits TV, une croissance permanente des prix et des salaires. Ca a entraîné une course à l’armement année après année. Ce qui fait que la valeur dépasse largement celle de leur productivité. Ce qui peut se passer, ce n’est pas qu’ils seront moins bons ou qu’il y a des questions sur leur état parce qu’ils ne se sont pas entraînés. Mais les clubs ne seront plus capables de mettre autant d’argent qu’avant. Mécaniquement pour parler de loi d’offre et de la demande. Il y aura une baisse de la demande sur ce marché en valeur et en volume. Donc moins de transactions et à des coûts plus faibles.

Faut-il s’attendre à une baisse des salaires, par conséquent ? Et que penser du salary cap ?

Ce qui était intéressant c’était d’analyser les mesures visant à diminuer temporairement les salaires. C’est l’une des forces en France de pouvoir réaliser des compromis sectoriels. Là à priori, on parle plus d’un paiement différé des salaires. Au-delà de ça, on peut se demander s’il n’y a pas un problème de charges salariales dans le football ? Autrement dit, certains salaires sont-ils trop élevés ? D’après moi, la limitation de la charge salariale (ou le salary cap comme il est mis en place aux Etats-Unis par exemple) n’est pas le plus efficient. Si on veut réellement limiter les rémunérations dans ce secteur d’activité, il faudrait plutôt jouer sur le capital des clubs, et justement enrayer les inégalités qui existent.